lundi 17 janvier 2011

« Ellipses et Silences, les polaroids d'Elise Boularan » (entretien)


© Photo Elise Boularan,
« Indéfini-Moi », 2010, tirage 60 x 60 cm




Yannick Vigouroux : Une des questions que je me pose souvent est celle de la pertinence de l'agrandissement des polaroids (comme le font par exemple Knut Maron ou Corinne Mercadier, et ce que j'ai fait il y a longtemps aussi) ? Or j'ai vu que, dans une exposition à Lyon, tu avais pris le parti de montrer tes polaroids originaux sur un fond blanc qui donne une belle respiration. Ils sont entourés d'une baguette claire, un mode de présentation simple que j'aime beaucoup... Les vendais-tu comme pièces uniques, comme je l'ai fait à la galerie Satellite, à Paris, en novembre dernier, avec mes propres polaroids ?

Elise Boularan : Pourquoi agrandir les polas ? J'ai pris le parti pris de cet agrandissement par souci de décontextualisation. J'ai besoin de décontextualiser une image afin que celle-ci puisse se substituer à tout ce que je voudrais dire. Du coup, le bord blanc, propre au polaroid, est ôté également. Enlever les éléments ramenant uniquement au médium, pour voir l'image pour elle-même, et ce qu'elle en dit. Même si le medium lui-même fait partie intégrante de ma démarche... Dans mon travail, tout se passe comme si l'assignation (référentielle, spatiale et temporelle) des portraits et des lieux, était suspendue, comme isolée du monde. A mon sens, cet agrandissement permet cela. Si tout était donné à voir directement, on ne chercherait plus...

Et cette ambiguïté temporelle-même, cette utopie d'un temps suspendu, m'a conduite au choix du polaroid comme médium. Le polaroid contient, je pense, en lui-même ces questions fondamentales du temps, de l'ambiguïté temporelle, de la mélancolie...

A propos de ce parti pris d'agrandissement, il y a peut-être une autre raison, peut-être plus secondaire ?... Je peignais avant, et avec le polaroid on retrouve cette « matière », cette douceur des teintes etc... et lorsque l'on agrandit, l'on peut parfois apercevoir la chimie du pola craquelé. A chaque fois, cela me fait penser à une peinture lorsqu'on la regarde de près. Ce côté « fragile » m'intéresse beaucoup.

YV : j'aime beaucoup cette notion de « fragilité », qui va selon moi de pair avec la douceur des flous du polaroid amateur tel que tu le pratiques... Le polaroid original est un film très contrasté, « dur », avec des noirs profonds. La conséquence de l'agrandissement est, comme tu le dis si bien, de mettre en avant les craquelures et autres accidents caractéristiques de ce support, et d'atténuer le contraste du film...

EB : Pour revenir à l'exposition avec le collectif 1Instant, en effet, il s'agit bien de polaroids originaux. Le commissaire d'exposition qui m'a invité a dû insister pour que je participe, car j'étais réticente à l'idée de laisser circuler un polaroid original. L'idée de l'exposition me plaisait et humainement, il y avait quelque chose, un vrai échange, donc j'ai accepté finalement... j'ai envoyé mon polaroid. Ensuite, ce n'est pas le polaroid qu'ils ont mis en vente mais des reproductions. Car pour l'instant, le polaroid original, je le vois toujours comme un négatif, sur lequel on revient pour retravailler son tirage. Cela vient aussi du fait que je travaille par série, j'ai une démarche personnelle qui s'étend sur quelques années et sur une même thématique, et je ne l'ai pas clôturé encore. Peut-être, est-ce que, quand je passerai à autre chose, je m'en détacherai, et verrai les choses autrement, je ne sais pas.

En tout cas, dans le cadre de cette exposition, l'idée de défendre le « polaroid » était importante, donc je me suis résolue à envoyer mon pola. Je suis tellement effrayée par l'idée que ce film disparaisse... que si je peux le défendre, je le fais.

YV : Je souhaitais aussi te parler de cette forme de narrativité particulière liée aux polyptiques, diptyques... « des images chargées d’ellipses et de silences » : j'aime cette phrase, et j'aimerais que tu en dises plus sur ces « ellipses » et ces « silences » ?...

EB : Comme nous avons l'évoquer plus tôt, ces silences permettent peut-être d’approcher de plus près cette utopie de temps suspendue…

Au départ, la base de mon objet d’étude était : « Le Corps Enigme ». Ces silences, ces ellipses, cette recherche de l'ambiguïté y sont liés... tout se disloque jusqu’à l’énigme. De la même manière, le dépouillement de l’image montre le corps en le dépouillant de ses détails, ce qui permet un épaississement de l’énigme. Ces « silences » formels en sont comme la condition.

L’importance de la perte des repères, aussi. Pour tenter une autre forme de narration, comme ces corps silencieux qui ne nous disent des choses, mais pas tout. Des « silences » obtenus par la suspension de l’action en faveur de l’expression. Et des sujets qui semblent absents à eux-mêmes. On pourrait dire : « des portraits opaques, où quelque chose de sourd résiste ». Et ouvrent ainsi une brèche dans les images, une ouverture dans laquelle l’imaginaire du spectateur peut pleinement se développer.

YV : Les titres qui accompagnent tes photos, tels qu' « Indéfini-moi », jouant souvent sur des oxymores, des paradoxes, jouent un rôle important dans ta pratique ?

EB : Oui, merci de l’avoir remarqué.

Cela me parait important, le recours à un intitulé ambigu, qui ne définit pas de manière formelle l’exactitude du discours, mais conduit d'emblée le spectateur à s’interroger.




Elise Boularan a exposé ses polaroids (série "Indéfini moi"), dans le cadre du Mois off à Paris.

Polaroid numérisé, 60 x 60 cm, tirage argentique Lambda, Contrecollé sur Alu, châssis alu rentrant. Numéroté et signé. Edition limitée à 15 exemplaires.

Tireur : Laboratoire Picto Bastille / Paris.




http://www.eliseboularan.com/

vendredi 7 janvier 2011

Autoportraits avec ma Bicyclette : les sténopés de inesdelaisla




© Photo inesdelaisla,
"mi bici, ella más quieta que yo"
(sténopé / pinhole)



Photographier sur, ou à côté de sa bicyclette : quoi de plus banal ? Et pourtant... Les photographies de inesdelaisla évoquent nombres d'images heureuses de promenades bucoliques, mais aussi les photos des premiers congés payés pendant lesquels la Petite Reine fut le moyen privilégié, populaire et économique, de déplacement ; mais aussi de découverte lente du paysage... Les albums de famille en attestent, le vélo allait être souvent supplanté, dès les années 1950, par l'automobile, devant laquelle les propriétaires adoptèrent souvent, désormais, une expression plus grave. Le corps est généralement figé, au garde-à-vous fixe du sérieux qu'exige la situation – même s'il existe de beaux contrexemples – : coûteux, le véhicule n'est pas seulement un symbole de liberté, il est surtout le symbole de de l'ascension sociale de l'individu.

A l'inverse, les images de Willy Ronis partant faire du camping à bicyclette avec ses amis, mais aussi celles de tant de photographes amateurs partant pique-niquer ou en vacances, reflètent une joyeuse décontraction.

La photographe espagnole a décidé de renouer avec ce rituel classique, mais quelque peu oublié à la fois.

Elle réalise ses autoportraits avec des sténopés qu'elle a fabriqué. Ces boîtes rudimentaires, dépourvues d'optiques, simplement percées d'un trou, enregistrent le monde différemment, induisent une relation différente à ce dernier. Une construction plus subjective de Soi et de son rapport à l'espace et aux choses, beaucoup plus relâchée, dédramatisée. Un premier point commun entre la boîte photographique et la machine, qui se traduit aussi formellement par une imbrication, fusion du corps avec les structures métalliques.

Car il s'agit bien littéralement de doubles portraits, d'un duo puisque le véhicule occupe autant de place dans le cadre que la jeune femme. Dans les flous et les distorsions générées par le sténopé, les courbes si graphiques des roues se confondent harmonieusement avec les courbes humaines. Il se dégage beaucoup de sensualité et de douceur de ces moments de pause, dans tous les sens du terme (pause physique du corps, au repos après l'effort, et pause photographique). S'il n'a l'air de rien au premier abord – et c'est là le tour de force, pas d'effet spectaculaire, aucun esthétisme – , le parti pris d'Inès est en réalité des plus audacieux, il renoue avec la radicalité des audaces des avant-gardes photographiques des années 1930.


Yannick Vigouroux



NB : Un autre sténopiste, Patrick Galais (Dans une série intitulée « En longeant les choses » ), a pris lui le parti, avec cette fois un boîtier à peine amélioré, de photographier le paysage en se déplaçant sur son vélo ; il a opté pour la douceur et la lenteur mécanique de cette machine qui devient alors aussi, même titre que le train ou la voiture, mais sur mode, un rythme très différence, une machine de vision...